« Trois ans après, Dakar refuse l’oubli : la vérité réclamée pour Didier Badji et Fulbert Sambou »
Dans les ruelles de Dakar, l’émotion était presque palpable ce dimanche 16 novembre. À la sortie de l’église où s’est tenue la messe en hommage aux deux disparus, Didier Badji et Fulbert Sambou, les visages fermés et les pas lourds disaient ce que les mots ne pouvaient plus exprimer. Habillés de t-shirts noirs portant l’inscription « Non à l’oubli », les manifestants ont avancé au rythme des chants religieux, comme pour rappeler que le temps n’a ni apaisé la douleur ni effacé la colère. Presque trois ans jour pour jour après la disparition des deux hommes, les familles refusent que le silence prenne la place de la vérité.
La scène était bouleversante. Des parents, des amis, des anonymes, tous portés par la même exigence : savoir ce qui est réellement arrivé. Parmi eux, le docteur Alexe Nicodème Tabar a laissé éclater une douleur longtemps contenue. Sa voix, traversée de larmes et de rage, a retenti dans la cour de l’église. « Vous ne pouvez imaginer la douleur, la souffrance que nous, ses frères, ses enfants, vivent tous les jours ! On n’a pas vu l’État, on n’a vu personne ! Et on nous parle de réconciliation ? Non, non et non ! On ne veut pas de réconciliation sans vérité, sans justice ! » Ce cri du cœur a immédiatement été repris par la foule, comme une clameur collective refusant la résignation.
Dans ce dossier sombre et complexe, un tournant semble toutefois s’opérer. La veille de cette grande marche commémorative, Jérôme Bandiaky a été inculpé pour l’assassinat des deux hommes. Cet ancien agent de sécurité pour l’Alliance pour la République (APR), le parti de l’ex-président Macky Sall, n’en est pas à son premier démêlé judiciaire. Il était déjà poursuivi dans d’autres affaires, notamment pour détention illégale d’armes, munitions et escroquerie. Pour beaucoup, son inculpation représente une étape importante, mais encore loin d’une résolution complète.
Les familles et organisations de la société civile ne cachent pas leur scepticisme. Elles craignent que l’affaire ne soit réduite à un seul homme, présenté comme responsable unique d’un drame qui, selon elles, dépasse sa personne. Seydi Gassama, directeur d’Amnesty International Sénégal, l’a exprimé sans détour. « C’est un premier pas, mais c’est insuffisant. Cette personne-là, quelle que soit la réputation qu’on lui colle, ne peut pas avoir agi seule. Il faut que la justice sénégalaise pousse les enquêtes et nous dise exactement s’il a agi seul ou s’il y a eu des personnes derrière lui, des commanditaires. »
Derrière ces mots se dessine une inquiétude plus profonde : celle d’une vérité qui pourrait être étouffée, maquillée ou retardée. Pour les proches de Didier Badji et Fulbert Sambou, chaque jour sans réponse est un nouveau choc. Ils se sentent abandonnés par des institutions censées les protéger et craignent que la lumière ne soit jamais pleinement faite sur cette affaire devenue nationale.
La tension monte également dans les milieux associatifs et militants, qui voient dans cette affaire un test important pour l’indépendance de la justice sénégalaise. Beaucoup affirment qu’une réconciliation durable ne pourra se construire que sur la transparence et la responsabilité, non sur des compromis politiques ou le silence imposé aux familles.
Une nouvelle mobilisation est annoncée pour ce mardi 18 novembre, jour anniversaire de la disparition. Les organisateurs promettent une marche encore plus massive, plus déterminée, pour rappeler que le combat continue. Ils espèrent que cette fois, les autorités entendront enfin l’appel lancé depuis trois ans : celui d’une justice sans compromis.
Dans un contexte politique toujours sensible, cette affaire prend des allures de symbole. Symbole de la lutte contre l’impunité. Symbole de la demande de vérité, portée par des familles qui refusent l’effacement. Symbole enfin du courage de citoyens qui, malgré la peur et la fatigue, continuent de marcher, de chanter, et de réclamer ce à quoi chacun a droit : la justice.
Tant que cette vérité n’aura pas été dite, tant que les responsabilités n’auront pas été établies, Dakar continuera de porter le noir, et les voix ne cesseront de s’élever. Parce que dans cette histoire, l’oubli n’a pas sa place. Et tant que les familles se battent, la vérité, elle, reste possible.
Mamadouba CAMARA